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2. La Confédération Nationale du Travail

La Fédération Syndicaliste Française (F.S.F.), créée en mars 1945, regroupait les opposants anarchistes à la direction de la C.G.T. Mais sans influence réelle sur les orientations de la centrale ouvrière, certains anarcho-syndicalistes prévoyaient déjà de créer une organisation autonome. Impatients de s’affranchir de l’influence grandissante des militants communistes, ils ne vont pas tarder à réaliser leur projet. Ils constituent des Comités de Défense Syndicalistes (C.D.S.) auxquels participent jusqu’en novembre 1945 des militants trotskistes du Parti Communiste Internationaliste (P.C.I.). [1]

Le premier mai 1946, à la suite du congrès de la C.G.T. qui voit la confirmation de l’hégémonie communiste, la commission administrative de la F.S.F. lance un appel à la création de la C.N.T. Réunis autour de Pierre Besnard, le 4 et 5 mai à Paris, les adhérents des C.D.S. et de la F.S.F. choisissent de quitter la C.G.T. pour fonder une nouvelle organisation anarcho-syndicaliste. La Confédération Nationale du Travail Française (C.N.T.F.) emprunte son nom à la centrale espagnole et adhère à l’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.), regroupement dans lequel la C.N.T. espagnole constitue alors la seule formation d’envergure. Le Libertaire rapporte l’événement mais refuse encore de prendre position :

Fidèles aux décisions du congrès de la Fédération anarchiste de 1945, nous continuons à donner place, dans nos colonnes syndicales à deux thèses différentes. Nous publions des informations de l’une comme de l’autre, ce qui ne veut pas dire que nous ayons l’intention de donner le jour à une controverse qui n’aurait pas sa place dans notre journal. [2]

Dans un premier temps, cette initiative trouve un écho positif au sein de la F.A. Pour faire le point sur la question une brochure intitulée Les Anarchistes et l’activité syndicale paraît le 10 juillet 1946. [3] Une motion sur le même sujet adoptée au congrès de Dijon, du 13 au 15 septembre 1946, « conclut à la nécessité pour la F.A. de soutenir totalement la C.N.T., expression du syndicalisme révolutionnaire antipolitique sans que l’adhésion à la C.N.T. puisse être obligatoire ». [4] Aussi la rédaction du Libertaire choisit-elle d’ouvrir largement sa rubrique syndicale à la C.N.T.F. en donnant aux communiqués de la nouvelle organisation la même importance que ceux de la F.A.

À la veille du congrès constitutif de la C.N.T.F., Maurice Joyeux, sous le pseudonyme de Montluc, fait un reportage très favorable à la centrale ouvrière. [5] La Fédération des Jeunesses anarchistes lui apporte également son soutien. Les militants français constituent ainsi en compagnie des anarchistes espagnols réfugiés en France le gros des troupes de ce syndicat. Pourtant leur concours ne suffit pas à masquer le manque d’adhérents qui se fait cruellement sentir comme à l’époque de la C.G.T.-S.R. En effet, la C.N.T.F., contrairement à son homologue espagnole, n’a de véritable implantation que dans le secteur du bâtiment par l’intermédiaire du Syndicat Unique du Bâtiment (S.U.B.), des métaux et parmi les cheminots de la Fédération des Travailleurs du Rail (F.T.R.). Ses effectifs sont donc tout à fait insuffisants pour lui assurer une influence tangible sur le mouvement ouvrier. Seul le climat social de l’année 1947 donnera quelques espoirs aux partisans de la C.N.T.

Le 25 avril 1947, alors que l’heure est à la collaboration entre le mouvement ouvrier et le gouvernement où siègent des ministres communistes, une grève sauvage éclate à la régie Renault. Ce premier conflit d’importance depuis la Libération aura des répercussions considérables sur la vie politique et sociale française. Il va en effet entraîner le départ des ministres communistes du gouvernement le 5 mai et provoquer la création de la C.G.T.-F.O. Bien entendu, les anarchistes participent à cette grève. Mais leurs effectifs à l’intérieur de l’usine se composent essentiellement d’Espagnols tenus à une certaine réserve en raison de leur statut de réfugiés. Grâce aux souvenirs de Maurice Joyeux, nous pouvons nous faire une idée assez précise des activités des militants de la F.A. ou de la C.N.T. sur le terrain :

Au cours de ces journées où l’usine fut entièrement dans les mains des ouvriers, nous fûmes présents grâce à une centaine de travailleurs qui sympathisaient avec nos idées, la plupart appartenant à la C.N.T. et à l’émigration espagnole. (...) Avec les militants du groupe Louise Michel, nous pénétrâmes en voiture plusieurs soirs de suite dans l’usine pour y semer des tracts et laisser des numéros du Libertaire sur les établis. Mais nous n’avions pas sur place de camarades suffisamment avertis pour orienter la bataille des travailleurs contre leur direction appuyée par les communistes, et tout le poids en retomba sur la gauche socialiste et sur les éléments trotskistes. [6]

Contrairement aux attentes des anarcho-syndicalistes, la crise que traverse la C.G.T. à la suite des grèves de la fin de l’année 1947 ne profite pas à la C.N.T.F. En réalité, la naissance de la C.G.T.-F.O. accentue plutôt son isolement. [7] D’autre part, les relations entre la C.N.T.F. et la F.A. vont rapidement se dégrader, les anarcho-syndicalistes refusant de faire de leur syndicat une simple courroie de transmission de la F.A. [8] Ils ne peuvent en outre que constater le refus réitéré de ses membres de prendre une position définitive privilégiant l’adhésion à la C.N.T. [9] Si la F.A., au cours de son congrès d’Angers, du 9 au 11 novembre 1947, incite encore les travailleurs à se rallier à la C.N.T.F. plutôt qu’à la C.G.T. ou la C.G.T.-F.O., elle n’impose toujours pas cette démarche à ses propres adhérents.

L’année suivante voit un changement dans l’orientation syndicale de l’organisation. Il n’est plus question de soutenir une centrale concurrente de la C.G.T. mais d’œuvrer au regroupement de tous les syndicalistes révolutionnaires. Le Libertaire publie ainsi la charte [10] et le programme [11] du Cartel national d’unité d’action syndicaliste, rassemblement de syndicats autonomes et de tendances minoritaires, fondé les 20 et 21 novembre 1948 à Paris. [12] La C.N.T.F. qui avait participé à la création de ce cartel dans l’espoir d’attirer à elle de nouveaux adhèrents, le quittera prématurément en 1949. [13] Elle ne participera pas à la conférence des 12 et 13 novembre 1949 aboutissant à la création d’un Comité national provisoire d’unification syndicaliste [14] et se tiendra pour longtemps à l’écart de toutes tentatives similaires. La F.A. qui n’a pas renoncé à jouer un rôle dans les luttes syndicales va constituer, comme à l’époque du Front populaire, des groupes d’usine notamment chez Citroën, Renault et Thompson. [15]

Désormais deux logiques vont s’affronter : celle de la C.N.T. qui défend une conception jusqu’au-boutiste du syndicalisme révolutionnaire au détriment de sa capacité de mobilisation et celle plus pragmatique de l’entrisme dans la C.G.T. ou la C.G.T.-FO. Le Libertaire, qui connaît quelques difficultés à la fin des années quarante, privilégiera la deuxième position en espérant retrouver ainsi une audience dans le mouvement social.

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[1] Merci à Julien Loncle pour les précisions qu’il m’a apporté sur ce point. D’une manière générale pour une histoire détaillée de la C.N.T.F., voir son étude, Histoire d’un courant anarcho-syndicaliste français : La C.N.T. de 1945 à 1995, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine sous la direction de MM. Jean Vigreux et Georges Ubbiali, Université de Bourgogne, 2002.

[2] « Confédération nationale du travail », Le Libertaire, n°28, 10 mai 1946.

[3] Cf. Le Libertaire, n°35, 28 juin 1946.

[4] Le Libertaire, n°47, 20 septembre 1946.

[5] Montluc [Maurice Joyeux], « Une force qui monte », Le Libertaire, n°57, 29 novembre 1946.

[6] Maurice Joyeux, Sous les plis du drapeau noir. Souvenirs d’un anarchiste, vol. 2, Paris, éd. du Monde libertaire, 1988, p. 110. Voir également : « Chez Renault : le film de la grève », Le Libertaire, n°76, 8 mai 1947.

[7] Voir par exemple le bilan dressé par Fernand Robert, « Regrouper, oui mais ouvrons les portes », Le Libertaire, n°189, 8 juillet 1949.

[8] Cette tentation existe, voir le « Rapport du secrétariat à la propagande », rédigé par Maurice Joyeux et paru dans Le Lien, n°5, septembre 1947 : « Jusqu’ici la F.A. a été une organisation à côté de la C.N.T. instruite et s’inspirant de l’exemple espagnol elle doit devenir une organisation dans la C.N.T. ».

[9] « Les libertaires ont leur place dans n’importe quelle centrale, suivant leur tempérament et non pas seulement chez les syndicalistes révolutionnaires », Fernand Robert, « Syndicalisme peut-être mais anarchisme d’abord », Le Libertaire, n°204, 25 novembre 1949.

[10] Le Libertaire, n°161, 24 décembre 1948.

[11] Le Libertaire, n°162, 31 décembre 1948.

[12] Cf. Jean Gérard, « La Conférence Nationale du Cartel d’Unité d’Action Syndicaliste », Le Libertaire, n°203, 18 novembre 1949.

[13] Cette décision du comité confédéral national du 29 mai 1949 fut approuvée par les délégués du congrès extraordinaire réuni du 30 octobre au 1er novembre 1949. Les dirigeants de la F.T.R. qui refusèrent de s’y plier furent exclus pour cette raison de la C.N.T.F. le 29 janvier 1950. Voir Julien Loncle, Histoire d’un courant anarcho-syndicaliste..., op. cit., p. 32-33.

[14] Cf. Trencoserp, « Pourquoi la C.N.T. veut faire cavalier seul », Le Libertaire, n°205, 2 décembre 1949.

[15] Ces groupes en plus d’alimenter la rubrique « Dans les boîtes » du Libertaire possèderont parfois leurs propres organes corporatifs comme Le Libertaire Renault (Billancourt, 1950-1953), Le Libertaire P.T.T. (Paris, 1953-1958), Le Libertaire T.R.T., (Paris, 1954) et Le Libertaire Michelin, (Clermond-Ferrand, 1954). Des groupes d’usines de la F.A. existaient déjà avant la création de la C.N.T. mais en nombre assez réduit (cf. par exemple « Appel de la commission syndicale », Le Lien, n°6, premier trimestre 1946).