Le Libertaire (1917-1956) > Parcours politique du journal > De la Libération à la Guerre d’Algérie > A. La renaissance du mouvement anarchiste français (1944-1949)

1. La Fédération anarchiste

Nous avons déjà évoqué au cours du chapitre précédent le début du processus de reconstrution du mouvement anarchiste sous l’Occupation. La Fédération libertaire unifiée également dénommée Fédération anarchiste était présentée par ses animateurs comme la réunion des deux courants antagonistes qui existaient avant la guerre : l’U.A. et la F.A.F. Dès le 15 janvier 1944, une discussion entre militants avait abouti à un projet de charte pour la F.A. qui sera adopté au cours du « pré-congrès » d’Agen les 29 et 30 octobre 1944. Henri Bouyé, Pierre Besnard [1], André Arru, Voline, Maurice Laisant, Aristide Lapeyre et Georges Vincey participent à la réunion d’Agen. Ils décident de relancer la publication du Libertaire dès que possible. Quelques semaines avant la Libération une première affiche réclamant le « retour à la liberté » [2] est placardée sur les murs de Paris. Elle invite le passant à rejoindre la Fédération anarchiste « qui combat l’oppression sous toutes ses formes ». Mais il faut attendre le mois de décembre 1944 pour assister à la reparution du Libertaire.

Dans l’intervalle, Louis Louvet et Simone Larcher vont prendre tout le monde de vitesse en lançant dès le 22 octobre 1944 une circulaire qui annonce la parution de leur propre journal. Cette publication, intitulée Ce Qu’il Faut Dire en hommage à Sébastien Faure, débute le 4 décembre avec le concours d’un vieux collaborateur du Lib : Pierre Mualdès. Quelques jours plus tard, le 10 décembre, les éditeurs de C.Q.F.D. organisent à Paris avec Charles Auguste Bontemps la première assemblée anarchiste publique après la Libération.

Le premier numéro du Libertaire, imprimé à Toulouse, est publié le 21 décembre 1944. En dépit des démarches de Roger Caron et Henri Bouyé [3], il paraîtra sans autorisation jusqu’au 25 mars 1946 avec la mention « bulletin intérieur » ; ce qui ne trompe personne compte-tenu de la présentation et des sujets des articles. Le journal se présente comme l’« organe du Mouvement libertaire ». A l’imitation du Mouvement libertaire espagnol (M.L.E.), la F.A. devait en effet constituer avec un syndicat autonome et une organisation de jeunes, un rassemblement intitulé Mouvement libertaire. Mais en l’absence d’une centrale anarcho-syndicaliste de masse, le modèle espagnol ne pouvait être importé en France avec les mêmes succès.

La véritable réunion de reconstitution du mouvement anarchiste après la Libération n’aura lieu que le 6 et le 7 octobre 1945 à la salle des Sociétés savantes. Ces Assises du Mouvement libertaire réunissent deux cents délégués représentant les groupes de la F.A., de la Fédération des Jeunesses libertaires (F.J.L.), de la Fédération syndicaliste française (F.S.F.) et du mouvement Egalité animé par Louis Louvet et Simone Larcher. Les individualistes rassemblés autour d’Armand et sa revue L’Unique ont décliné l’invitation. Louis Lecoin est également absent. Il préférera désormais rester en marge des organisations libertaires pour jouir d’une liberté d’action totale dans ses combats. Des éléments aussi disparates ne devaient parvenir qu’à un accord minimum faisant du Mouvement libertaire un comité de coordination entre les différentes tendances et laissant aux seuls membres de la F.A. le soin de publier Le Libertaire. Cet organisme constitue la première tentative de rassemblement vraiment œcuménique depuis la création de l’U.A. au lendemain de la Première Guerre mondiale. Chacune des organisations était censée envoyer trois délégués aux réunions du Mouvement libertaire. Mais le comité n’aura d’existence que sur le papier et sera vite oublié. En effet, le déséquilibre des forces entre la F.A., la F.J.L., la F.S.F. et les groupes C.Q.F.D. va rapidement entraîner son éclatement. La Fédération anarchiste finira par réunir la majorité des libertaires après l’adhésion, le 17 février 1946, des groupes animés par Louis Louvet.

Le congrès de la Fédération anarchiste ne débute véritablement que l’après-midi du 7 octobre. Pour permettre aux délégués de se prononcer sur un certain nombre de points d’importance, une conférence nationale est convoquée pour le 2 décembre à Paris. Véritable innovation dans le mode de fonctionnement des organisations libertaires, la F.A. adopte un système de cartes et de timbres similaire à celui utilisé dans les syndicats ou les partis politiques. Dans un premier temps, seuls les militants de la F.A. pourront lire dans Le Lien le compte-rendu de ce congrès mouvementé. Le Libertaire ne publiera que le texte des motions votées au cours de la conférence nationale du 2 décembre. Ces professions de foi très consensuelles ne disent rien des débats qui agitent déjà la nouvelle organisation. Une brochure à diffusion interne intitulée Assises du mouvement libertaire et congrès de la Fédération anarchiste [4] nous livre de précieux renseignements. Contrairement à ce qu’on pourraît croire à la lecture du Libertaire, les militants sont loin de parvenir à l’unanimité. Ces conflits internes contrarient le désir des refondateurs du mouvement de rompre avec les éternelles polémiques sur le type d’organisation à adopter.

Des méthodes périmées devront être rejettées. (...) On ne saurait envisager notre action aujourd’hui sous le même jour que celle menée depuis quelque quarante ans. Sachons nous débarrasser des pratiques qui firent notre faiblesse. [5]

En dépit de ces bonnes résolutions, les congrès suivants vont se dérouler dans la même ambiance de lutte de tendances et de règlements de comptes personnels. Au Congrès de Dijon, réunit du 13 au 15 septembre 1946, les membres de la commission administrative sont attaqués par les amis d’Aristide Lapeyre, André Arru et Louis Louvet. Cible principale de cette opposition, Henri Bouyé doit renoncer au poste de secrétaire général au profit de Georges Fontenis.

La personnalité de ce jeune instituteur qui va désormais jouer un rôle de tout premier plan au sein de la F.A., mérite qu’on s’y attarde. Il découvre l’anarchisme à l’âge de 16 ans, au moment du Front populaire, et débute alors sa carrière militante en vendant à la criée Le Libertaire et La Patrie humaine. Après la Seconde Guerre mondiale, il fait partie des animateurs de l’Ecole émancipée où il rencontre Solange Dumont qui le présentera aux membres de la F.A. Il participe ainsi, à Dijon, le 13 septembre 1946, au Congrès constitutif de la Fédération des jeunesses anarchistes dont il sera le premier secrétaire. Il peut sembler surprenant qu’un adhérent si jeune qui, de surcroît, ne cache pas ses sympathies pour le marxisme puisse assumer aussi rapidement la responsabilité de sécrétaire général de la F.A. Mais le manque de cadres anciens autant que le climat de conflits permanents peuvent justifier le choix de ce militant relativement inconnu. Pour sa part, l’intéressé expliquera son ascension précoce par une double tentative de manipulation :

(...) me voici, subitement, secrétaire général de la F.A., directeur du Libertaire, à 26 ans. Tout seul au fond. Mes amis ont vu là, sans doute, une aubaine inespérée pour sauver les acquis, les autres, ceux d’en face se disent peut-être qu’ils viendront facilement à bout d’un jeune militant inexpérimenté. [6]

En tous cas, la nomination de Georges Fontenis, même si elle sera confirmée l’année suivante au congrès d’Angers, ne permit d’apaiser les tensions que provisoirement, chacune des parties campant sur ses positions en attendant de pouvoir l’emporter sur l’autre. D’ailleurs, les rapports entre les membres de la Fédération anarchiste vont encore s’envenimer à cause de la constitution d’une centrale ouvrière syndicaliste révolutionnaire. Loin de les rassembler, l’existence de la C.N.T.F. est en effet un nouveau sujet de discorde.

[Lire la suite]

[1] Pierre Besnard avait été mandaté par un syndicat pour intégrer la Légion des combattants. Il profita de la rencontre d’Agen pour se justifier devant ses compagnons qui, satisfaits par ses explications, votèrent une motion de confiance.

[2] Fac similé in René Bianco, « Les anarchistes dans la Résistance », vol. 2, op. cit., p. 111.

[3] Voir son témoignage in René Bianco, « Les anarchistes dans la Résistance », vol. 2, op. cit., p. 111-112.

[4] Assises du mouvement libertaire et congrès de la Fédération anarchiste, 6 et 7 octobre, 2 décembre 1945, tenus à Paris en la salle des Sociétés savantes, s.d., 25 p.

[5] La commission administrative du Mouvement Libertaire, « Tous à l’œuvre pour le congrès », Le Libertaire, n°8, août 1945.

[6] Georges Fontenis, L’Autre communisme. Histoire subversive du mouvement libertaire, Paris, Acratie, 1990, p. 91.